Le Conte

Ils étaient quelques-uns à s’être attroupés autour du feu. Des voyageurs du désert, pour la plupart en simple halte avant de repartir vers d’autres villes. Elle attendait calmement, attentive, l’heure du spectacle approchait. Les gens étaient simplement curieux pour la plupart. Des Conteuses, ça n’était pas fréquent dans le désert. Tsohanoai se releva. Tout de noir vêtue, ou presque : pantalon noir, chemise blanche, cravate noire, cape noire et un masque bleu pour couvrir le haut de son visage. Elle détailla son auditoire avec une certaine impatience. Son auditoire ? Non, pas tout à fait. Il y avait une personne avec laquelle elle partageait tout. Même son âme. Une Conteuse, avec laquelle elle s’adonnait à l’art subtil et délicat de la création. Un duo pour ensorceler les esprits.

Echo traversa la foule, dans sa tenue blanche, en écho à celle de Tsohanoai, cravate blanche sur chemise noire, cape immaculée et un masque rouge, comme une goutte de sang. Elle était précédée par un félin qui répondait au nom d’Oxymore. A l’image de ses maitresses, elle arborait un pelage noir et blanc. Le chat, âgé de quelques mois, avait une démarche teintée d’orgueil.

La Conteuse au masque rouge esquissa un sourire. Juste une esquisse. Elle regarda un instant les flammes, avec lesquelles elle gardait une certaine distance. Elle prit la parole, d’une voix douce, posée, envoûtante. Une voix pour charmer et pour fasciner. Une voix pour murmurer au creux de l’oreille.

“Bonsoir. Comme convenu, nous allons vous offrir un Conte. Et pour qu’il n’en soit que meilleur, sachez qu’il s’agit d’une histoire vraie.”

Elle sortit un paquet de cigarette et un briquet de sa poche. S’alluma une clope qui sentait bien fort, puis posa son regard sur l’auditoire. Cela faisait longtemps qu’elle n’en avait pas eu un.

“Contrairement à ce que l’on pourrait croire, les contes de fées existent dans notre monde. Je vois dans vos yeux un doute. Et je le conçois. Car les zombies et le désert sont de parfaits baumes pour l’âme, et transforment les héros de votre enfance. Peur, orgueil, cruauté, jeu de puissance et de passion. Nous vous parlerons de tout cela. Nous vous parlerons de meurtres et de suicide. De ce sang qui coule, témoin de l’impuissance.”

Echo lança le briquet et le paquet à Tsohanoai.

“Mais j’exècre sincèrement les mots “Il était une fois...”, je te laisse débuter.”

La Conteuse en noire rattrapa les cigarettes d’un geste nonchalant, une habitude bien encrée dans la complicité qu’elles partageaient. Elle s’avança ensuite de quelques pas, aiguisant sa concentration sur la foule. Tout comme Echo avant elle, lorsqu’elle prit la parole, ce fut pour charmer son auditoire. Une voix douce mais qui parvenait sans peine à couvrir le brouhaha, imposant le silence au fur et à mesure qu’elle captivait l’attention de chaque personne présente. Sans heurt, tout en finesse, comme une invitation à se laisser entraîner.

“Il y avait un château, immense, magnifique. Comme un mirage au milieu du désert et des dunes de sable. Le lieu parfait pour y abriter un Roi et ses sujets. Un roi oui, mais pas n’importe lequel. Arthur ! Et depuis son conseiller, Jafar, jusqu’à la plus misérable des créatures, pensez-donc, le grand méchant Loup lui-même, tous avaient réussi à trouver une place au milieu des pierres en ruine. Les soldats étaient méfiants, prompt à abandonner leurs postes pour certains, surtout Romainggg des bois. Et les nobles ? Délicieusement hautains. A l’exception sans doute, de Blanche Neige. La princesse.“

Tsohanoai esquissa un sourire, sombre, un peu étrange.

“Mais nous l’appellerons Blanche. Elle n’aimait pas que l’on fasse référence à son titre. Peut-être parce qu’il lui rappelait qu’elle était mariée. Au Prince, Charmant évidemment. Ils formaient un couple vraiment très étonnant.“

Elle s’alluma une cigarette, et comme un témoin, rendit le briquet à Echo. Celle-ci le rattrapa avec un sourire, esquissant une révérence. Tout était dans les esquisses, avec Echo. Dans un imparfait qu’elle tenait pour finalité. Et qu’elle cherchait à rendre terriblement attirant.

“C’était un mélange parfaitement hétérogène. Différentes histoires, différentes ambitions, différentes pulsions. Et un unique but : profiter de ce château, de cette citadelle, pour survivre. Pour ne pas se frotter à l’effroi des non-morts.”

Elle jeta un regard à Tsohanoai.

”Nombreux sont les auteurs à avoir traduit l’ambiance malsaine des huis-clos. Petit à petit, de l’enfermement naissent les liens. On ne demeure pas inconnu bien longtemps, surtout quand tout un chacun sait de quelle histoire on vient. Qui, en effet, ne sait pas que le Capitaine Crochet est aussi agréable qu’une porte de prison ? Que le Père Fouettard attend le meilleur moment pour vous punir ?”

Echo laissa s’échapper un nuage de fumée, levant la tête pour le perdre dans la nuit étoilée. Suivre un instant la fumée claire, regarder là où le vent la portait. Sa contemplation fut de courte durée. Elle eut un vague sourire, rendit le briquet à Tsohanoai.

“Là où ils ont commencé à chuter, c’est quand ils ont accepté leurs faiblesses. Quand leurs liens ont fait naître désirs et amours. On ne se doute jamais assez du mal que l’on peut faire, pour le désir.”

“Et pourtant…”

Tsohanoai modela la fumée de sa cigarette d’un geste de la main. Elle ne la portait jamais à ses lèvres, se contentant de perdre son regard dans les volutes blanches. Elle souffla doucement sur la lueur incandescente.

“Trahir, tromper, mentir… Mais l’important au fond, c’est de garder l’illusion de la perfection.
-En effet. Prenons l’exemple de nos mariés, le Prince Charmant et Blanche Neige.”

Echo esquissa un vague sourire, puis reprit.

“Difficile de se douter qu’ils n’avaient jamais consommé leur mariage. Une union arrangée, une histoire de richesse, pour un prince qui préférait les hommes, et une princesse qui aimait les femmes. L’illusion était presque parfaite. Mari attentif, femme souriante. Ils étaient peut-être d’excellents amis, mais tous se laissaient porter par ce mensonge.”

La Conteuse en blanc et rouge regarda un instant sa compagne. Elle lui décocha un vague sourire, puis observa le feu. Pensive.

“Je ne sais pas, cependant, si beaucoup de monde savait qu’ils avaient quelques... déviances. Surtout lui. Le Prince Charmant était un gentleman, un charmeur, un serviteur de ces dames. Mais une fois la nuit tombée, une fois seul avec le Marquis de Carabas, par exemple, il devenait un manipulateur, un sadique, un dominateur sans précédent. Et que pourrions-nous dire de Blanche, Tsohanoai ? Qu’elle avait des aventures extra-conjugales avec le Petit Chaperon Rouge, prénommé Red ? ”

Derrière son masque bleu, elle ferma les yeux, un léger sourire sur les lèvres, avant de les rouvrir pour détacher son regard de la fumée et le porter sur la foule.

” Oh oui. Il faut croire que la princesse, lassée d’un lit froid, avait su trouver de la chaleur auprès de la cuisinière du château. Comme elle a été prompte à lui proposer son aide. Cuisiner, entre amies, adapter le goût de la luxure à toutes les sauces avec la femme-enfant. Red, cependant, n’était pas plus disponible. Celle qui avait su échapper au Loup et qui, toujours, cherchait la sécurité dans les bras d’un amant bienveillant. Elle l’avait trouvé pourtant, auprès d’un soldat. Et pas n’importe lequel. Non, sûrement le plus vaillant et le plus protecteur qui soit. Lancelot. L’ami fidèle du Roi. Le défenseur du peuple. Mais c’est parce qu’il était si souvent absent qu’elle se consolait sur les courbes de Blanche. Les couleurs se mariaient bien, hélas, il y avait comme un goût d’amertume. L’envie sans doute. La jalousie peut être ? ”

Tsohanoai sourit, charmeuse.

” Et s’il y en a une qui l’était, jalouse. C’était bien la Fée. La capricieuse et possessive Clochette qui surveillait précieusement son adoré. Evidemment, vous songez sans doute à Peter Pan. Oh il était bien là. Mais ce n’était pas pour lui qu’elle avait perdu ses ailes. Un voleur de pommes, adroit, un beau parleur surtout. Quelle idée de s’enticher d’un séducteur, mais c’est vrai qu’il était mignon, son Aladdin. Et terriblement joueur avec ça. ”

Echo rit doucement. Un rire sans réellement de joie, ni de cynisme. Juste un rire, sans prétention. Ce n’était pas un être qui semblait s’amuser. Et pourtant. Elle laissa s’échapper un fin filet de fumée entre ses lèvres. Puis murmura à l’attention de Tsohanoai.

“Ne me rends pas jalouse.”

Echo s’approcha du feu. Juste un pas. Pour profiter un peu plus de la lumière.

“Plus tard, nous avons vu un autre couple, bien intéressant. Déçu de n’avoir jamais dévoré le coeur de son Red, le Loup a pu profiter du coeur d’une adolescente. Connaissez-vous le conte de la Petite Fille aux Allumettes ? L’enfant a grandi. Bien jolie, certes. Une charmante blonde, qui a vécu sa crise d’adolescence dans les bras d’un tueur raté. Oui, figurez-vous que le Loup regrettait bien amèrement de n’avoir jamais pu assassiner Red.”

Le temps de tirer un peu sur la cigarette, et la Conteuse en blanc continua :

“Il y avait aussi Arsène Lupin. Très charmeur. S’il a essayé avec toutes les femmes, même nous, il en est tout de même qui ont ouvert leurs chambres au voleur. Blanche, le Prince - je ne sais s’il a eu les deux en même temps - et Alice. La belle Alice... qui en a perdu un peu d’innocence. Figurez-vous que c’était sa manière, à Lupin, d’enquêter.”

Elle jeta son mégot, tira une nouvelle cigarette du paquet, caressa son masque rouge.

“Oui, c’était le bordel.”

Echo était en train d’observer le feu. Elle soufflait quelques volutes de fumée, pensive.

“Nous leur avions donné quelques règles. Simple. Ne pas me toucher. J’ai tendance à m’énerver quand quelqu’un me touche. Problème de santé. Je ne supporte pas cela.”

Elle sourit doucement.

“Sauf que par deux fois, des gens n’ont pas su respecter cette règle simple. Le Chapelier Fou, tout d’abord. Qui m’a mis une tasse de thé dans les mains. J’ai tenté une méthode d’apprentissage très simple... j’étais relativement de bonne humeur, d’ailleurs. Je me suis contenté de lui lancer un couteau dessus, au niveau du flanc.”

Echo jeta un regard à Tsohanoai.

“Il saignait.”

La conteuse en noire gronda. Une menace, légère, qui se teinta de désir lorsqu’elle sourit. Un éclair de dents blanches dans l’obscurité.

“Il se répandait dans le couloir pendant que le Capitaine Némo et Alice devisaient sur le meilleur endroit où se rendre pour le soigner. Un divertissement comme un autre. Il ne s’est finalement pas vidé de son sang. Mais la leçon a porté ses fruits. Il fut très attentif, très prudent par la suite. Ce n’était pas le seul d’ailleurs.”

Tsohanoai rit légèrement, contrairement à Echo, elle semblait prendre beaucoup de plaisir.

“Romainggg des bois, l’archer qui souhaitait se débarrasser du roi, usait de milles et un stratagèmes pour se tenir aussi loin de nous que possible. Moi y compris. Je n’avais pourtant émis aucune protestation, la règle ne me concernait pas. Du moins… Pas encore.”

La Conteuse réajusta son masque bleu, un geste qui ne semblait pas lui être naturel, comme une nouvelle habitude à prendre. Elle fit quelques pas pour se rapprocher d'Echo. Sa cigarette voyagea entre ses doigts agiles, laissant une traînée de fumée derrière elle.

“Mais il ne fut pas celui qui commis la seconde erreur. Non… Elle convoitait la jeunesse des autres, exclusivement des femmes. Se grimait sous une improbable vieillesse. Il y avait toujours une étrange odeur autour de la chapelle dans laquelle elle s’était installée. Résultat des mixtures étonnantes qu’elle confectionnait. Baba Yaga, la sorcière, avait visiblement jeté son dévolu sur toi.”

Tsohanoai tendit la main, doucement, elle caressa la joue d'Echo, son index poursuivit sa route sur les lèvres, traçant les contours. Un sourire, léger.

“Mais personne ne te touche. Personne ne t’approche. Et puisque la perfection réclame un écrin. J’ai mis fin aux jours de la sorcière.”

Elle pencha la tête sur le côté et passa sa langue sur ses lèvres. Son regard se détacha difficilement de la Conteuse au masque rouge pour se porter de nouveau sur la foule.

“L’important était d’être efficace. D’interrompre son geste avant qu’il n’atteigne son but. Surtout, qu’elle ne parvienne pas à ses fins. Un bond. Un coup vif. Rapide. Ma lame pour lui trancher la gorge. Mon poignard pour protéger l’excellence. Et tout ce sang...”

Tsohanoai esquissa un sourire. Elle se débarrassa de la cigarette et tendit ses mains vers le feu.

“Plus personne ne transgressa la règle par la suite. Quoiqu’il y eut bien une troisième fois. Mais il s’agissait davantage d’une découverte. Enfin, le plus intéressant n’est pas là. Non, ce qui rend les choses vraiment passionnantes, c’est que Baba Yaga ne fut que la première. Les pierres du château se sont souvent teintées de rouge sang. La promiscuité et le désir font rarement bon ménage. Ils révèlent nos travers.”

Un silence, presque surnaturel compte tenu du nombre de personnes présentes. Puis elle reprit, modulant le timbre de sa voix pour le rendre envoûtant, teinté d’envie justement.

“Peut-être était-ce à force de les voir bras-dessus bras dessous dans les couloirs du château. Ou de savoir qu’ils partageaient la même chambre, glissant nu l’un contre l’autre pour partager nuit après nuit la danse de la luxure alors qu’elle… Pauvre Blanche… Tout juste Red se permettait de lui accorder quelques heures. Quelques mots pour attiser sa flamme, à peine le temps de goûter au fruit défendu et déjà elle se retrouvait dans le second rôle. Le pire sans doute ! L’amante désespérée, celle qu’on rencontre entre deux portes, rapidement et surtout secrètement. Aucune promesse, non...”

Son regard glissa sur Echo, ses propres joues avaient légèrement rougies, peut-être de s’être rapprochée du feu ou… Pour tout autre chose. Ce fut justement Echo qui reprit :

“J’étais là quand Blanche a pris le premier rôle. C’était... magnifique. Lui murmurer, lui rappeler sa haine. La voir, marcher, presque comme un automate douée d’un unique sentiment. La jalousie. Avez-vous déjà vu une femme jalouse, face à l’être qui lui prenait son amante ?”

La Conteuse en blanc et rouge observait sa compagne, lui souriant doucement.

“Ce soir là, cela aurait dû être le moment de gloire de Lancelot. Il avait prévu un banquet. Luxe, faste, avec un magnifique repas préparé par Red. Il était parti chercher quelque chose. Les couloirs du château sont sombres. Mais, surtout, on ne s’attend pas à ce qu’une femme qu’on pense la meilleure amie de son aimée, nous veuille du mal. Blanche l’a surpris. Il eut à peine le temps de comprendre, qu’il était égorgé. Proprement. Elle l’a tué comme Baba Yaga avait été tuée.”

Son sourire se fit d’autant plus sincère.

“Et dans un souci du détail absolument parfait, il y avait un point commun entre les deux scènes de crime : pour chacune d’elles, un chat avait marché dans le sang, laissant des traces de pattes. Il y avait eu deux chats différents. Pour Lancelot, c’était le chat de Blanche. Pour Baba Yaga, c’était le nôtre.”

Elle montra du doigt le chat en question, qui était en train de dévorer un morceau de chair indescriptible.

“Il y a quelque chose qui m’a amusée durant les jours qui ont suivis. Certes, il y avait six chats dans le château. Mais tout le monde a jugé que notre chat était témoin des deux scènes du crime. Au demeurant, je ne vois pas pourquoi. Mais soit. Une seule personne en a douté. S’il y avait là un indice, je ne sais pas. Mais dans tous les cas, jamais cette personne n’est venue demander confirmation. Pourtant, il était facile de répondre.”

Elle posa un nouveau silence.

“Le contexte était posé, après ces deux morts. Nous avions là un Conte de Fée quelque peu plus... adulte. Et plus proche de notre monde, que ceux que nous trouvions dans nos livres. Car, après tout, qui était intéressé par des histoires de princes sauvant des princesses ? Non, ce qui est important, c’est de définir ce que nous sommes, dans ce monde peuplé de morts-vivants. Et de voir ce qui pouvait faire de nos personnages, des héros.”

Elle fixa Tsohanoai, lui signalant ainsi qu’elle n’allait pas tarder à lui laisser la parole.

“Si Baba Yaga n’avait que peu de relations avec les autres personnages, Lancelot n’était pas sans amis, et collectionnait quelques ennemis. Il devint donc intéressant, pour tout un chacun, de savoir qui avait pu faire cela. Soit pour se... “blanchir”, soit pour le venger.”

La Conteuse en noire passa sa langue sur ses lèvres.

“Mais, le sang appelle le sang. Après y avoir goûté, la fièvre s’étend. Le désespoir s’installe, il se répercute en écho sur tous les murs, les cris résonnent, les larmes tapissent les joues, le désarroi dans toute sa splendeur. Mais si un héros peut pourfendre le moindre mécréant, il reste impuissant face à la tristesse d’une âme esseulée.”

Elle ressortit le paquet de cigarette de sa poche pour n’en sortir qu’une seule clope cette fois-ci. Son regard se porta sur sa compagne.

“S’il était important de venger la mort de Lancelot et de la sorcière, un troisième cadavre allait bientôt s’ajouter à la fête. Une touche supplémentaire d’un beau rouge écarlate.”

Echo s'approcha doucement de la cigarette de Tsohanoai, le briquet en main. Elle l'alluma, un vague sourire aux lèvres.

“Red, suite à la mort de son amant, s'est coupé les veines sur l'autel de la chapelle. C'était un joli rouge. D'une triste tendresse. Elle s'est allongée sur la pierre, et le sang à coulé tout autour d'elle. Elle n'a pas remarqué l'état de la pièce. Pas pensé à tout cela. Il n'y avait que cette solitude, cette peine qui enserrait son corps.”

La Conteuse en blanc fit un léger geste de la main.

“Elle m'a parlé. M'a fait ses dernières recommandations. Et à peine son dernier souffle s'était-il envolé, qu'un homme rentra dans la pièce. Arsène Lupin. Il souligna la beauté du cadavre, appréciant la féminité.”

Tsohanoai joua quelques instants avec la cigarette qu’elle avait en main puis la donna à Echo, un sourire aux lèvres, avant de reprendre.

“Puisque la perversion gagnait même les lieux saints, il n’y avait pas de raison pour que la folie, maintenant pleinement lancée, cesse de faire tourner la tête des habitants du château. Peter Pan fut sur la liste des prochains bourreaux. La jeunesse était devenue l’objet d’une rancœur insoutenable pour le héros du pays imaginaire. Il n’y avait qu’une adolescente, émerveillée devant la flamme vacillante. La petite fille aux allumettes devint la victime de celui qui n’avait pas voulu grandir pendant si longtemps. Il la retrouva un soir dans sa chambre, fit couler le sang à son tour. Une entaille sur sa joue et les boucles blondes qu’il découpa avec fureur. Pas de cadavre cette fois-ci. Juste le traumatisme. Pauvre enfant. Si fragile.”

Un sourire qui n’avait pourtant rien de compatissant.

“La liste s’allongeait. Autant celle des victimes que celle des agresseurs. Il semblait ne plus y avoir aucune limite. Le danger pouvait survenir de partout, y compris des anciens alliés. Et si finalement les ennemis de toujours n’étaient pas les plus rassurants ? Red avait peur du Loup. Aladin se méfiait de Jafar. Mais qui aurait pu s’attendre à la barbarie du couple princier ? Nous avons déjà parlé des penchants du Prince pour le sadisme. Non, vraiment, il n’avait pas grand-chose du gendre idéal. Une altercation avec le Chapelier allait le faire définitivement basculer. Une dispute virile. Une bagarre d’homme à homme. Un duel aux poings devant la porte du château. Oh, notre ami au chapeau est bien parvenu à regagner sa chambre avec succès. Hélas, il s’est endormi sur l’éternité. Il faut croire que la seule chose que le Prince avait de charmant, c’était sa droite.”

Son regard glissa en direction d'Echo, il s’était teinté de regret.

“Un cadavre. Mais pas de sang. Pas même une goutte. Alice a farouchement défendu son ami. Ils étaient trop nombreux.”

Tsohanoai haussa les épaules.

“Heureusement, il allait se rattraper par la suite. Un peu tardivement toutefois. Beaucoup étaient déjà sur le point de quitter le château. Fuyant la folie de la mort pour mieux l’embrasser dans le désert sans doute. Le Marquis de Carabas, lui, n’a jamais réussi à se soustraire à son tortionnaire. Le Prince aura fini par se lasser peut être. Nul doute qu’il aura pris beaucoup de plaisir à le taillader. Un véritable carnage. Une rage sanguinaire, de l’écarlate, il y’en avait partout, à ne plus savoir qu’en faire.”

Un grondement de satisfaction. Elle tendit la main pour récupérer la cigarette des mains de la Conteuse en blanc. Ce n’était plus son tour de parler.

Echo observa la fumée de la cigarette qui s’échappait au-dessus de la main de Tsohanoai. Elle était pensive, encore à ces images ensanglantées, à ces expressions de rages, de jalousies, d’envies qui avaient percé ça-et-là dans leur histoire. Elle ferma un instant les yeux, s’étira, puis annonça :

“Il fallait comprendre qui avait fait quoi. A défaut de sauver les âmes en détresses, les héros devaient les venger. J’insiste sur ce point : protéger, cela leur semblait impossible. Le meilleur moyen de conserver les vies du plus grand monde, pour eux, c’était d’assassiner le, ou les coupables.”

Elle esquissa un sourire à l’attention de l’auditoire, récupérant le chat sur son épaule.

“Encore fallait-il les trouver. Et là, excusez-moi du peu, c’était lamentable, pour la plupart d’entre eux. Certains avançaient très bien, posaient d’excellentes questions. D’autres portaient certainement trop d’attention aux délices de la chair. N’est-il pas, Tsohanoai ?”

La Conteuse concernée se permit un léger rire. Elle jeta sa cigarette dans le feu et pencha la tête sur le côté, pensive durant un instant.

“Songes-tu que Marianne se refusait à Romainggg des bois pour qu’il soit l’un des plus efficaces ?”

La question ne méritait pas franchement qu’elle s'attarde dessus, aussi reprit-elle le récit.

“Etrange de constater que le plus félon des soldats était aussi le plus zélé. Il voulait faire tomber le roi, certes, mais protéger le peuple lui tenait tant à coeur qu’il fut l’un des rares à s’approcher de la vérité. Et puis faire emprisonner une princesse, peut être était-ce les prémices pour la voie royale.”

Définitivement, Tsohanoai s’amusait.

“En revanche, je gage qu’Arsène a certainement trouvé l’inspiration dans les différentes couches qu’il a partagé ! Notamment celui de la meurtrière de Lancelot.”

Elle marqua une pause, le temps d’une légère inspiration.

“Ils sont donc deux, seulement deux, à avoir dévoilé Blanche et Peter Pan. Les autres, les rares autres à avoir trouvé quelque chose sont loin d’en savoir autant. Il n’y a eu que le Roi Arthur et le Capitaine Némo pour soupçonner la princesse. Ils sont quatre en revanche a avoir compris que Peter se dissimulait sous les traits de l’agresseur : Alice, au moins une chose que le soldat aura réussi, la Fée Clochette, sûrement la plus à même de comprendre le geste, le Prince Charmant, à défaut de réaliser qu’il dormait à côté de l’assassin, et la petite fille aux allumettes elle même, qui avait pourtant tout oublié de sa propre tragédie.”

La Conteuse en noire détourna son regard de la foule pour observer Echo.

“Pas un n’aura rendu hommage à Baba Yaga. Et sur la presque trentaine de héros qui vivait au château, le résultat est désespérant.
-Peut-être que personne ne voyait un grand intérêt dans le cadavre d’une vieille femme. C’est si triste.”

Elle remit en place son masque.

“Nous avons sublimé les âmes de ces hommes et de ces femmes. Nous en avons fait des héros, mais ils nous ont prouvé que ce monde, tout autour de nous, les rendait moins bons. Leurs vies n’avaient que la vengeance et la luxure pour buts.”

Echo sourit doucement à Tsohanoai, continuant de sa voix douce.

“Nous les avons observés. Nous les avons même parfois guidés, légèrement, pour qu’ils n’aillent pas directement sombrer dans l’inconscience et dans la peur. Nous les protégions, comme des Conteuses protègent leurs personnages. Tout ce que nous demandions, c’était qu’ils respectent nos quelques règles.”

La Conteuse en blanc prit une nouvelle cigarette, pour s’adresser directement à sa compagne :

“Que tu sois la seule à me toucher. Que je t’appartienne.”

Elle fit deux ronds de fumées, avant de conclure.

“Le désert n’adoucit pas les âmes, mais dans les belles histoires, il crée des héros.”